EMPIRE OF DUST

Exposition personnelle à la GALERIE BIGAIGNON, 9 Rue Charlot, 75003 Paris, 9 Novembre - 23 Décembre 2017

Solo exhibition at GALERIE BIGAIGNON, 9 Rue Charlot, 75003 Paris, November 9 - December 23, 2017

Texte de Théo-Mario Coppola à l'occasion de l'exposition à la galerie Thierry Bigaignon (français)

La série Empire of Dust de Amélie Labourdette explore les strates de l’histoire des communautés humaines, éclairant les caractéristiques sociales et esthétiques d’un paysage modifié par la présence de constructions inachevées : les ecomostri, ces créatures de béton dressées au creux d’une vallée, ou à flanc d’une colline.

Implacable Italie du Sud, où les heures de la campagne ont été blessées par la cruauté des seigneurs, la trahison des saisons, l’ambition des modernes. Elles rendent avec une vigueur vibrante les richesses de la nature, toujours prête à reprendre, à s’étendre, à recouvrir. Mais il reste ces monstres d’un genre nouveau qui s’imposent à la nature. Empire of Dust explore une Italie peuplée d’ecomostri. Le néologisme, devenu un terme générique est une invention journalistique. Il désigne une pluralité de situations renvoyant à des constructions inachevées, signalées comme étant en inadéquation avec le paysage, offensant le regard. Certaines constructions sont publiques, d’autres privées. Les unes sont illégales, les autres manquent de subsides pour être achevées, les autres encore sont prétextes au blanchiment d’argent. Des villages entiers, des complexes hôteliers, des tronçons d’autoroute, des ponts, des villas isolées. Elles dévoilent au-delà même de leurs formes et de leurs typologies plastiques des réalités qui traversent l’économie et la société de l’Italie du Sud : blanchiment d’argent, détournement de fonds, activités mafieuses, absence de considération pour le bien commun.

Amélie Labourdette a sillonné la Sicile, la Basilicate, les Pouilles et la Calabre, à la recherche de ces architectures. Elle s’est confronté à la présence de ces presque ruines du Mezzogiorno, ouvertes sur le monde, éventrées avant même d’avoir été closes. Et, tandis que l’authentique ruine romantique est le résultat d’un processus long de dégradation, celles-ci n’ont jamais été achevées. Parfois, de jeunes gens les occupent. Des habitants s’approprient a posteriori ces espaces. Ils n’ont pas la reconnaissance des ruines antiques. Tels Paestum et Pompéi que les voyageurs visitent, comme les écrivains du Grand Tour avant eux. Elles ne sont pas non plus les architectures urbaines abandonnées par les activités humaines, objets de fascination de la postmodernité. Celles-là témoignent au contraire d’une réalité contemporaine au sein de laquelle l’inachevé et l’abandon précèdent la vie de la construction. Opérant par glissements, l’approche d’Amélie Labourdette ouvre la voie à une réinterprétation de l’identité de ces architectures.

La série Empire of Dust livre les traces d’une archéologie du présent, avec ses restes, ses indices, ses histoires aussi. L’artiste ne les fixe pas pour les intégrer à un catalogue raisonné à la manière de Bernd et Hilla Becher, mais les choisit plutôt pour construire, sans prétendre à l’exhaustivité, un ensemble de formes sculpturales. Elle ne s’attarde pas non plus sur le spectaculaire et ses effets, mettant aussi à distance l’immédiateté du regard. Et ces clichés ne sont pas des documents. Car ces architectures sont aussi saisies pour leur force et leur présence physique, prises dans un environnement naturel, parfois difficilement accessible. Elles sont l’expression d’une émotion individuelle, d’une relation du corps à l’architecture, d’un journal d’exploration.

Le nom donné à la série est une maxime du monde : Empire of Dust, l’empire de la poussière. La poussière est l’imperceptible empreinte de ce qui est abandonné derrière l’existence. Elle est tout ce que nous ne décidons pas de transmettre ou de partager mais qui témoigne tout de même de notre présence. C’est aussi ce à quoi appelle le monde. Le renouvellement des formes de vie. La transformation du réel. En se résorbant en poussière, une partie du monde est libérée. Ce nouvel espace suppose l’ouverture à d’autres possibilités d’expression, car la poussière n’est pas le néant. La ruine est un amas de poussière en puissance, la contre forme des vies qui viendront après les nôtres.

Amélie Labourdette donne à voir des instants en flottement, complexes. Les architectures semblent irradier l’ensemble de la photographie. Convergence de la lumière et totalisation des points de vue. L’environnement n’est pas un décor, signe d’une approche volontairement délestée du jugement de valeur. Le territoire se construit avec l’architecture et non pas en opposition avec elle. Le point de vue n’est pas une condamnation de l’ambition humaine mais une contemplation des jeux formels qui animent le dialogue entre la nature et l’architecture jusqu’à trouver son propre dépassement dans l’atmosphère elle-même : l’étrangeté faite lumière. Celle-ci semble émaner de ces constructions, suggérant une présence incandescente. La lumière est saisie en pose longue, entre chien et loup ou à l’aube. Une lumière rare et fuyante, précieuse. Le ciel, teinté d’un large spectre de nuances n’est plus le bleu limpide d’une Italie de villégiature mais la masse, dense et compacte avec laquelle le reste du paysage s’anime. La végétation alentour est parfois dominante et la construction photographiée, mise à distance. Elle semble gagnée par son propre élan vital. Pour d’autres clichés, la verdure danse avec le béton, l’enlace, en osmose. Les constructions deviennent alors des temples. De cette tension lumineuse nait un sentiment d’incertitude. Il offre une projection très vaste du contexte de la prise de vue. Par extension, ces architectures évoquent l’imaginaire de l’anticipation et des romans de science-fiction, sans céder à la complaisance d’une esthétique exclusivement fictionnelle. L’image entraîne au-delà car elle totalise différentes approches.

Amélie Labourdette dépasse ainsi la preuve documentaire et l’approche narrative, proposant une lecture perspectiviste du territoire, en rassemblant différents points de vue, des approches diverses pour rendre avec la complexité la plus juste, avec la précision la plus fine ce qu’un territoire peut raconter de lui-même. L’artiste s’appuie notamment sur les écrits du géographe, orientaliste et philosophe Augustin Berque, auteur d’ouvrages sur l’écoumène, autrement dit les terres anthropisées, dans la perspective d’une mésologie (une science des milieux, étudiant grâce à l’apport de plusieurs disciplines la relation des êtres vivants et en particulier des êtres humains avec leur environnement). Berque propose notamment une définition de la cosmophanie, l’apparaître-monde d’un certain environnement, l’expression d’un agencement ordonné des valeurs fondamentales d’une culture donnée. La cosmophanie est la mise en ordre de la donnée environnementale, renvoyant au sens premier du kosmos. Amélie Labourdette fait dialoguer Augustin Berque et Nelson Goodman, dans la mesure où ni l’un ni l’autre ne s’appuie sur le relativisme. Car il n’existe pas un ‘monde en soi’ et une perception subjective du monde en opposition à ce premier. Chez Berque, la réalité (et donc le monde) existe toujours « en tant que » et pour Goodman, les « versions du monde » s’équivalent. D’après Nelson Goodman, dans son ouvrage Manière de faire des mondes, il est possible de justifier le passage d’une approche épistémologique à une approche ontologique par l’affirmation des différents systèmes de description en tant que monde. Ainsi, tout en parlant de l’unité du monde, de ses règles de ses dynamiques, c’est toujours et en même temps à travers l’affirmation d’une approche parmi d’autres que la connaissance de l’environnement est mobilisée. S’il existe autant de versions du monde, c’est avant tout parce que le monde n’existe que dans la mesure où nous sommes capables d’en faire l’expérience, à la mesure de nos sentiments, de nos impressions, de nos capacités. Le monde ne vient ni avant nous, ni après nous mais par nous, dans la construction de soi, par les sens et les interactions avec les autres êtres et notre environnement. Dans La vie des plantes, le philosophe Emanuele Coccia démontre les ressorts de ce dualisme vitalisme en prenant l’exemple du souffle. Avec la respiration, nous entrons dans le monde et de la même manière le monde entre en nous, de telle sorte que la frontière ontologique est déployée plus largement à notre environnement proche et par extension au reste du monde.

Avec le perspectivisme, l’existence réconcilie la vie humaine et l’environnement. Comment vivons-nous les offenses au bien commun ? Sommes-nous nous mêmes étrangers aux entraves faites aux territoires que nous habitons, que nous modifions, que nous codifions ? Ainsi, la hiérarchie des connaissances du sujet est abolie au profit d’une synthèse inclusive où la photographie n’est plus simplement la trace d’un regardeur qui se veut témoin ou la possibilité d’une écriture strictement individuelle. Amélie Labourdette aborde ces architectures et leur territoire en associant l’analyse anthropologique à une poétique subjective de l’image.

La théorie de la raison vitale, forgée par le perspectivisme de Ortega y Gasset, à la suite des théories de Dilthey et Simmel traverse toute l’œuvre d’Amélie Labourdette dont le travail photographique trace une voie sensible dans le monde des connaissances humaines. Comme dans sa série Traces d’une occupation humaine, Amélie Labourdette reconnecte les éléments qui façonnent l’esprit du lieu. La valeur du paysage n’est plus l’écho d’une esthétique du sublime, tel un réceptacle du désir de perfection. Ou de l’exploration sociale (qu’elle soit critique ou ironique). Le quelconque qui sort de cet empire de poussière porte en lui davantage encore. Il véhicule la possibilité d’une projection intime et d’un rapprochement empathique. Ce qu’il y a là-bas existe aussi pour nous. Nous le racontons à notre tour. Pour ne pas rester seul face au monde et voir encore le ciel dans un crépuscule à l’arrêt.

Théo-Mario Coppola